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Le Dr David Grimaldi (soins intensifs, Erasme) des Shifters santé[2] a donné les grandes lignes d'une stratégie de réduction de l'impact environnemental des soins de santé en se focalisant sur la décarbonation. Les soins de santé doivent être vus comme un système ouvert avec un apport continu en énergie et matières qui sont transformées en soins, mais aussi en déchets et en gaz à effet de serre. "La pollution au sens large est un coproduit des soins, les gaz à effet de serre ont le plus grand impact systémique. Dans l'idéal, les tonnes de CO2 produites devraient diminuer de 6%/an pour limiter le réchauffement climatique à 2°. Or, la seule fois où on a connu une diminution de 5%, c'est en 2020 pendant le confinement. C'est donc cet effort-là qu'il faut faire tous les ans... Ça ne va pas être simple. La médecine zéro CO2, on la connaît, c'est là d'où on vient: saignée, lavements...! Le problème, c'est qu'en faisant cela, on ne respecte pas notre contrat tacite qui est de maintenir des soins bénéfiques pour les patients." "Une idée très répandue à l'hôpital veut que si on trie les déchets, une grande partie du problème sera résolu. Or les déchets représentent moins de 2% des émissions totales de gaz à effet de serre. On est donc très loin de régler le problème de cette façon!", insiste-t-il. Comment découpler les soins de la pollution? "Les solutions passent par l'économie circulaire. On doit aussi augmenter l'efficacité de la production de ce qui nous sert à faire des soins: diminuer la consommation d'énergie et de matière dans le process ou via des alternatives (par exemple, inhalateur à poudre sèche plutôt qu'à gaz propulseur fluoré), privilégier le travail humain et faire moins de technique (meilleur raisonnement diagnostique...). La sobriété qui consiste à se passer volontairement d'un service (par exemple l'avion) est plus difficile à appliquer au système de soins!" Comment diminuer l'intensité de soins, tout en maintenant égaux les services rendus? "Tous les soins ne sont pas que bénéfiques, certains sont inutiles et d'autres créent des événements indésirables qui vont encore augmenter la demande de soins. Il y a donc là des marges de manoeuvre importantes (par exemple, diminuer de moitié la consommation d'antibiotiques)." Comment diminuer la demande de soins? "En faisant en sorte que les gens soient moins malades, c'est-à-dire par la prévention. Dans le PTEF (plan de transformation de l'économie française) du Shift Project, grâce à 37 mesures ciblant tous les leviers jusqu'en 2050, on arrivera à diminuer l'empreinte carbone de 52% (or, il faudrait 80% pour limiter le réchauffement à 2°). Il y aura peut-être des choix de société à faire, des problèmes éthiques... Le NHS est le seul système de santé qui a un plan de décarbonation et il n'arrive pas non plus à modéliser cette diminution à 80%, contrairement à d'autres secteurs industriels qui savent comment faire..." "La décarbonation doit se planifier dans une pensée systémique. Il faut d'abord former, sensibiliser les acteurs du soin et les décideurs, mesurer (bilan carbone, recherche, adaptation au changement climatique) et planifier l'action: postes 'faciles'(transport, alimentation, déchets) et postes symboliques (CEO et congrès), et les plus importants (médicaments et dispositifs médicaux)", conclut David Grimaldi. Anne Spinewine (faculté de pharmacie, UCLouvain) a expliqué comment consommer moins de médicaments, et mieux. "20-25% des soins sont inutiles ou potentiellement délétères. Il y a surprescription lorsque le médicament n'est pas efficace, a un rapport bénéfice/risque défavorable, ou est pris pour une durée trop longue. Plus de 50% des plus de 65 ans sont concernés. En moyenne, un médicament sur dix serait surprescrit. Il faut y sensibiliser les étudiants."Dans le secteur de la santé, les émissions sont dominées par les médicaments et dispositifs médicaux, ajoute-t-elle en prenant l'exemple des benzodiazépines et des 'z-drugs': "On sait que leur efficacité est limitée (gain d'environ 14 minutes de latence de sommeil), mais qu'elles entraînent un risque élevé d'hospitalisation, de décès, etc. Pourtant, en Belgique, 18% des personnes âgées en ambulatoire en prennent, 52% en maisons de repos et 39% en gériatrie." Déprescrire, est-ce efficace et sûr? "Oui", répond Anne Spinewine, "c'est un 'game changer' qui permet d'assurer des soins de santé durables et de générer des économies, tout en maintenant la qualité des soins, voire en l'augmentant. Des revues Cochrane sur la déprescription reprennent des études illustrant comment et quand déprescrire (démence, Crohn, opioïdes, antidépresseurs, benzodiazépines, antiépileptiques, IPP...). Les recherches se poursuivent pour augmenter les données sur la déprescription de certains médicaments." Il existe divers outils comme Stopp/Start (Louvain Medical), e-learnings de déprescription du CBIP, algorithmes de déprescription. "Actuellement, l'enseignement est restreint à certaines disciplines, comme la gériatrie. Les étudiants sont conscients du problème, mais ils ne se sentent pas capables de mettre la déprescription en pratique. Pour y arriver, au-delà des connaissances cliniques, il faut arriver à changer les comportements. C'est le plus difficile. Il faut promouvoir l'utilisation des sciences comportementales pour faire évoluer les soins de santé", estime la Pr Spinewine. Elle relève trois leviers pour faire évoluer les comportements de déprescription et l'enseignement: "D'abord, la communication et la prise de décision partagée avec le patient (souvent, le médecin anticipe le non-accord du patient, or une majorité est disposée à envisager la déprescription si leur médecin le propose ; les étudiants n'y sont pas assez préparés...). Ensuite, l'approche collaborative et l'interprofessionnalité et enfin, bien déprescrire mais avant tout, bien prescrire ou ne pas prescrire. Il faut améliorer les compétences des professionnels de santé en EBM parce qu'ils ont une perception exagérée du rapport bénéfice/risque des médicaments." Le numéro de février de la revue Prescrire fait le point sur l'année 2022: sur une cinquantaine de nouveaux médicaments, quatre apportent un progrès notable, neuf un progrès minime, la grande majorité n'apporte pas de progrès démontré et cinq sont plus dangereux qu'utiles. "On doit donc mieux former les futurs professionnels de santé à avoir un esprit critique sur l'efficacité qu'on peut attendre d'un médicament, y compris sur ceux qui sont déjà sur le marché. La déprescription, c'est un impératif éducationnel et environnemental. Mieux former les futurs professionnels de santé à la déprescription, c'est l'objectif d'une action de recherche concertée, financée par l'UCLouvain, que je porte avec d'autres collègues en santé publique et en psychologie de la santé." "L'avenir n'est pas rose. On estime qu'en 2050, 10 millions de décès/an seront liés à la résistance aux AB", souligne Françoise Van Bambeke (faculté de pharmacie, UCLouvain). Quel avenir pour le traitement des infections à bactéries multirésistantes? "On note un certain désintérêt de l'industrie pharmaceutique pour rechercher des nouveaux antibiotiques (AB). Les phages sont une solution alternative innovante, plus écologique, mais c'est très compliqué à mettre en place. Enfin, il y a la prévention grâce aux vaccins, aux anticorps et les stratégies antivirulences, qui permettent de désarmer les bactéries (nanoéponges)."Pour la spécialiste, il faut agir à quatre niveaux: "Les décideurs doivent réglementer l'usage des AB dans une perspective One Health, changer les politiques relatives au prix des médicaments pour les AB afin d'encourager la R&D par l'industrie pharmaceutique (par exemple, délier le prix du médicament de la vente et rémunérer l'industrie pour la recherche), faire des campagnes pour éduquer le public sur le bon usage des médicaments.""Quant aux citoyens, ils doivent faire confiance aux professionnels de santé sur la nécessité des AB, se faire vacciner, observer les règles d'hygiène... Pour les professionnels de santé, il faut définir des recommandations sur le bon usage des AB et les mettre à jour régulièrement, travailler en étroite collaboration (groupe de gestion de l'antibiothérapie, Hospital Outbreak Support Teams, concertations médico-pharmaceutiques), promouvoir l'hygiène des mains, etc. Enfin, il faut conscientiser les futurs soignants, leur apprendre les bases de l'usage rationnel des médicaments, le dialogue interdisciplinaire..."